QUARANTE ANS DE RECHERCHE AU SANG
La recherche du gibier blessé n’a pas toujours été une évidence, et le recours systématique au chien de sang s’est mis en place au fil des ans depuis les
années septante. L’ancien garde-faune du canton de Vaud Bernard Reymond retrace cette histoire avec les progrès réalisés depuis les débuts.
Texte et illustrations de Bernard Reymond
Je me souviens parfaitement d’une de mes premières surveillances de chasse dans la région de mon village natal, Vaulion. A l’époque, début des années septante, la chasse vaudoise était axée sur le chevreuil et le lièvre à l’aide de nombreux chiens courants. Ceux qui ont vécu cette époque, aujourd’hui révolue, se souviennent des «grandes menées» à travers les forêts jurassiennes. Après la traditionnelle chasse au lièvre, dès le 1er octobre, à la fin de ce mois six à huit jours étaient consacrés au che-
vreuil. Cela veut dire que l’effort de chasse de la plupart des porteurs de permis était concentré sur cette courte période.
Ce jour-là, intense activité dans les Bois de Ramelet, La Breguette, La Posogne et La Sagnettaz, je note les nombreux coups de feu, comme me l’a appris le collègue Barbey, collègue garde permanent exerçant le rôle d’instructeur. On peut dire que ça «ferraille» joyeusement et le soir, je m’attends à contrôler un tableau conséquent. Une petite parenthèse pour signaler, à propos du premier bois cité, une rareté : une statue d’une épouse de chasseur avec les chiens, érigée à sa mémoire par son mari qui fut, en son temps, conseiller d’Etat.
Le soir, après avoir dissimulé ma VW Coccinelle, je me poste à une bifurcation, muni de la lampe rouge modèle gendarmerie et je n’attends pas longtemps pour procéder à un premier contrôle. Les deux chevreuils sont munis de la marque officielle. A l’époque nous ne parlons pas encore de bracelet, mais de bouton qui doit être fixé à l’oreille. D’autres véhicules suivront dans la nuit noire, certains assez tard, vraisemblablement à cause des chiens qui ont tardé à les rejoindre.
Un cri dans la nuit
Alors que je me prépare à partir, j’entends sangloter dans la forêt, comme si c’était un enfant qui pleure. Je réalise qu’il doit s’agir d’un gibier blessé. Muni de ma torche et revolver à la ceinture, je me dirige sur les lieux et découvre un chevreuil à l’agonie. C’est la première fois et inutile de dire combien je suis ému et choqué. Une seule chose compte, finir rapidement cette pauvre bête !
C’est l’époque où nous découvrons une revue allemande qui s’appelle Wild und Hund, très intéressante avec des sujets inconnus dans notre littérature cynégétique, ou en tout cas traités confidentiellement. Dans ce même journal, les fameux «Schweisshund » et leurs conducteurs sont l’objet d’un grand intérêt et très respectés. D’emblée, cette éthique de la recherche et du travail avec des chiens spécialisés me plaît et je me pose la question : pourquoi pas chez nous ?
Le Drathaar appelé Rocky
Bien documenté et conseillé par deux chasseurs de Vallorbe, avec mon collègue Michel Conti, nous faisons l’acquisition chacun d’un chiot. D’emblée, je réalise que ce petit Drathaar possède, comme l’on dit aujourd’hui, un gros potentiel. Il ne demande qu’à travailler et devient un gros costaud très courageux. Il va notamment faire ses preuves dans la période de rage en recherchant et en achevant ces renards qui nous font tant courir, et qui sont parfois si difficiles à découvrir lorsque nous arrivons sur les lieux. Mais sa première mission doit être la recherche au sang et, à l’époque, la formation de ce type de chien n’existe pas dans le canton de Vaud.
Heureusement, avec quelques collègues passionnés, nous créons en 1975 l’Association romande des gar-
des-chasse. Les premières réunions vont me permettre de faire la connaissance des gardes cantonaux bernois et jurassien, MM. Eric Balmer et Jean-Pierre Bouvier.
Ce sont eux qui vont nous donner les bases du travail à la longe, à Michel Conti et à moi-même. C’est dans le Seeland que nous effectuerons les premiers entraînements qui aboutiront à l’épreuve officielle. Quelle joie et quelle satisfaction de voir mon pupille réussir du premier coup!
Je pourrais écrire un livre entier concernant tout ce que j’ai vécu avec Rocky. Je me limiterai à un épisode pour démontrer la valeur et l’utilité de ce type de chien.
Dans les «rapilles» de la Dent de Vaulion
La chasse au chamois du Jura a été décidée vu l’abondance du cheptel et, déjà, les plaintes des milieux forestiers et agricoles. Tout a été organisé pour que les opérations se passent le mieux possible car, déjà à l’époque, il y a une réelle opposition d’une partie assez importante de la population. Le chamois, peu farouche, observé souvent à côté des maisons, suscite de la sympathie. Les chasseurs sont dans le collimateur des contestataires de ces tirs. Je suis à mon poste de contrôle au lieu-dit Mont-d’Orzeires, lorsqu’un appel radio d’un collègue, posté dans les hauteurs de la Dent, me signale plusieurs coups de carabine et des chasseurs rentrant pour midi au Chalet de la Mâche. Le garde s’étonne que ces porteurs de carabine ne portent visiblement aucun gibier. Je rejoins les lieux et propose mes services aux chasseurs rassemblés autour de la grande table du chalet. Accueil froid et peu coopératif ; le tireur explique qu’il a déjà passé beaucoup de temps à chercher. Connaissant sa réputation de fin tireur à 300 mètres, je lui fais comprendre qu’un contrôle par le chien est justifié. Très réticent, il consent finalement à me conduire sur les lieux.
Perspicacité hors du commun
Effectivement, à «l’Anschuss», aucun indice dans le pâturage, pas la moindre goutte de sang n’est visible. Il continue à maugréer et s’en va. Mais Rocky a repéré des odeurs, ses battements de queue en témoignent. Il se dirige vers la paroi rocheuse qui descend très raide côté Vallorbe. Impossibilité totale de travailler à la longe. J’ai le cœur serré en voyant le chien disparaître dans ces lieux très escarpés. Le temps d’attente est long et plus il passe plus je suis angoissé. Et tout d’un coup, le brave Drathaar réapparaît. Il est tellement content et excité qu’il ne peut pas s’assoir… J’ai compris, il l’a trouvé ce chamois. Seulement, ce n’est plus de la recherche au sang mais plutôt de l’alpinisme ! Rocky me conduit à un gros bouc de 5-6 ans mort sur la vire. Alors là, c’est du sport pour remonter ce chamois si lourd, tout près de basculer une nouvelle fois.
Une balle un petit peu en arrière par rapport au cœur et une preuve de plus pour démontrer la résistance incroyable de ce noble gibier. Je le vide, le charge sur mes épaules dans le respect de la tradition et l’amène au chalet suivi de mon brave compagnon à quatre pattes, aussi content que moi.
L’attitude du tireur, toujours en train de boire des verres, n’est pas ce que j’imaginais. Problème d’égo…
D’autres expériences me démontreront que j’avais fait le bon choix et que Rocky était un sacré bon chien. Hélas, comme pour tous nos amis canins, la même réflexion : quel chagrin de les voir partir, leur vie est trop courte!
Teckel à poil dur
Lors d’une invitation à suivre une journée de chasse dans l’immense Forêt de Chaux, tout au nord du département du Jura, j’ai la chance de rencontrer M. Alain Goy, agent forestier de l’ONF, spécialisé dans la gestion du grand gibier. Grâce à lui, je vais apprendre beaucoup, en particulier sur le cerf qui n’est pas encore présent dans mon secteur professionnel. Alain est un conducteur de chien émérite et son teckel Milord multiplie les exploits. Je suis impressionné par le travail accompli par ce binôme qui réussit des recherches sur animaux blessés, parfois jusqu’à une dizaine de kilomètres. Suivant l’exemple d’Alain, je participe à des stages de formation de l’UNUCR (Union nationale pour l’utilisation des chiens de rouge) dans les Vosges et en Haute-Savoie, et fais la connaissance des maîtres en la matière, MM. Stockert et Titeux parmi les plus renommés.
Mon deuxième chien sera donc Trésor, acheté chez un éleveur de Gevrey-Chambertin. La chance est de mon côté, car le teckel à poil dur se révèle précoce et malin. La formation se passe très bien et il réussit facilement l’épreuve officielle organisée par le Schweizerischer Dachshund-Club dans les forêts de Saint-Livres, en été 1984. Dans la pratique, je peux compter sur lui et il se montre très courageux vis-à-vis des sangliers. C’est une «tronche» comme on dit et, avec l’âge, il dédaigne les entraînements comme un élève qui en ferait le moins possible à l’école. Par contre, dans les recherches réelles, son engagement est sans faille, heureusement. Dans toutes les conditions Mon troisième chien sera aussi un teckel à poil dur, une femelle appelée Gribouille, fournie par un chasseur vaudois, M. Pierre Meige. La chance est toujours avec moi, car elle comprend vite et sa formation est rapide. Elle m’a particulièrement impressionné le jour de l’examen dans des conditions très difficiles. En effet, nous étions dans une période caniculaire et un terrain très sec. En plus, j’avais tiré le mauvais numéro et je devais passer en dernier, peu avant midi, alors que nous étions convoqués déjà avant 8 heures. En attendant mon tour, je voyais rentrer la plupart des candidats, le visage marqué par l’échec. Ma petite Gribouille a mis beaucoup de temps car dans les ronciers, son poil était un gros désavantage. Par moment, elle ne pouvait plus se mouvoir. Finalement, quelle joie lorsque nous sommes arrivés à la peau du chevreuil !
Je me souviens aussi d’un chevreuil blessé à grenaille dans les bois de Cuarnens. Le terrain avait été brassé par les hommes et par les chiens et les indices étaient très ténus. Plus personne n’y croyait, et pourtant Gribouille a persévéré et m’a amené au brocard encore vivant. Cette brave ne m’a jamais déçu, autant dans les missions de recherche que lors de démonstrations et d’entraînements.
Une labrador chocolat
Arrivé à la retraite, j’ai de la peine à m’imaginer cesser cette activité de conducteur. Depuis que je rêve d’avoir une fois un labrador, c’est le moment de m’adresser à Victor Sautaux, éleveur et fidèle membre de notre groupement des chiens de rouge vaudois. J’ai eu l’occasion de voir la mère, Zola, lors d’une rencontre dans les bois de Pampigny. La famille Reymond choisit une petite chienne, d’emblée très turbulente que nous appelons Ally. Une fois de plus, la bonne étoile est avec nous car notre protégée progresse très rapidement. Elle mérite le label «HP», haut potentiel. La nuit qui précède l’examen au Pays-d’Enhaut, les averses se succèdent et cela continue en matinée. Le terrain est délavé et même au départ de la piste, on ne voit même pas le sang. Une fois de plus, je pars en dernier dans un terrain difficile et rocailleux. Ally est en grande forme et nous conduit sans hésitation au chevreuil. C’est toujours un grand moment et quelle joie de fixer la brisée au chapeau et au collier du chien. Avec la colonisation du cerf dans nos forêts, les missions de recherche sont devenues encore plus passionnantes. Parfois aussi, elles sont très longues et exigent du binôme de gros efforts.
Motivation et émotion
Ally sait, en période de chasse, que la sonnerie du téléphone portable pourrait correspondre à une sortie. Elle est tellement excitée que j’ai toujours de la peine à lui enfiler le collier de piste. Nouveau départ pour une forêt d’altitude sous le Mont-Tendre, dénommée le Bois de la Rippe, pour
répondre à l’appel d’une équipe qui a blessé une biche. Beaucoup de sang au départ, et dans le premier tiers tout paraît facile et gagné d’avance. Arrivés dans une clairière, avec le chasseur qui m’accompagne, nous constatons que la chienne a perdu la voie. Elle tourne, elle tourne, hésite, nous regarde comme pour nous dire qu’elle est dans l’impasse et qu’elle n’y comprend plus rien.
Il faut donc la libérer de sa longe et la remotiver. Effectivement, au bout d’un temps qui paraît toujours long, elle réussit à sortir de cet imbroglio et disparaît dans la forêt. Comme espéré, elle revient me chercher après une bonne demi-heure. Je vois sur sa bonne «bouille» de chien qu’elle a trouvé.
Moment d’émotion et de joie avec le chasseur, puis c’est le rappel de l’équipe pour ramener cette grosse bête aux voitures. Le cérémonial est exécuté dans les règles. Jean sonne les honneurs avec sa trompe, et Ally est figée comme au garde-à-vous devant sa biche. J’avoue avoir des larmes au coin des yeux.
La nécessité de disposer de chiens de sang ne se discute plus
Lorsque l’on regarde le chemin parcouru durant ces quelque quarante années, on mesure les énormes progrès réalisés. La pratique du tir à balle et l’usage du téléphone portable ont bien facilité nos missions. Le Groupement vaudois des conducteurs de chiens de rouge fonctionne parfaitement et la relève est assurée. Je suis heureux de constater que des collègues professionnels en font partie. Dans les autres cantons également, la recherche est désormais dans les mœurs. Le projet de la Loi fédérale rejeté par le peuple dernièrement avait d’ailleurs introduit cette obligation.
Oui, cette fois on a compris définitivement, et aussi en Romandie, que les chiens de rouge sont indispensables pour une pratique de la chasse moderne qui respecte l’éthique et les animaux.