UN TRAIT D’UNION ENTRE LES GÉNÉRATIONS
Au-delà de la passion, la chasse tisse des liens entre les générations. Tout gosse, je demandais à mon père : « Papa, comment crois-tu qu’ils chassaient à l’époque ? Je veux dire avant, il y a longtemps, quand grand-père y est allé pour la première fois. » Les réponses de leurs parents ne suffisant jamais aux enfants, j’ai fini par vouloir tenter moi-même l’expérience. Pourquoi ne pas redécouvrir la chasse telle que la connaissaient nos aïeux ?
Texte de Nicolas Lang, photos de Jean-Vincent Lang
Chaque année, lors de la commande de leur permis, les chasseurs valaisans ont l’opportunité de manifester leur souhait de participer à la régulation du bouquetin. Le nombre d’animaux à tirer étant limité et réparti entre les différentes sociétés de chasse, notre Diana organise annuellement un tirage au sort afin de partager équitablement les chances entre les différents inscrits. Les gagnants sont ensuite sortis du chapeau durant quelques exercices pour permettre à chacun des intéressés de participer à l’action dans un horizon raisonnable, sans que la déveine ne dure.
Lors de notre dernière assemblée générale, j’ai eu la chance de voir la bonne fortune me sourire. L’été 2024 serait l’occasion de prendre un peu d’altitude pour tenter de prélever une étagne, âgée de trois ans ou plus.
Cette chasse particulière, pouvant être réalisée en dehors des deux semaines habituelles, a fait naître dans mon esprit une idée un peu folle. Ne tiendrais-je pas là l’occasion de vivre une traque ressemblant à celles qu’ont pu connaître mes grands-pères, tous deux chasseurs ? Pourquoi ne pas réaliser cette sortie avec une carabine d’époque, sans utiliser d’optique et dans une tenue proche de celles qu’ils pouvaient revêtir ?
Un tel projet requiert de la préparation, mais je peux compter sur le soutien sans faille de mon père. Gamin déjà, alors que je peinais à respecter le silence du poste, il m’a transmis la passion de la faune et de son observation. Plus tard, il m’a emmené à la chasse. Aujourd’hui, nous embarquons tous les deux dans une drôle d’expédition.
Les vêtements d’antan
Les fouilles réalisées dans les recoins de la maison familiale ont rapidement permis de découvrir de nombreux vêtements se prêtant à l’exercice. Quelle sensation de revêtir un lourd pantalon de toile, de glisser ses pieds dans d’antiques chaussures de cuir ! Le confort est décidément une invention de l’homme moderne ! Pas de textile dernier cri aux noms synonymes de marques déposées : une vieille veste de chasse, rapiécée aux manches et comportant des boutons dépareillés. Une chemise usée. Une gourde militaire, dans laquelle je n’ose cependant pas emporter le mélange de vin rouge et d’eau qui accompagnait nos ancêtres dans tous leurs travaux champêtres. N’oublions pas les jumelles, militaires elles aussi, accessoire indispensable à tout chasseur de montagne. Il ne reste plus qu’à dépoussiérer la carabine qui me permettra de courir le gibier comme autrefois.
Une arme d’époque : le mousqueton Schmidt-Rubin 1896/11
En 1911, désireuse de moderniser son armement suite aux importants progrès réalisés en matière de balistique depuis la fin du siècle précédent, la Confédération suisse adoptait le calibre 7,5 x 55 mm, aussi nommé « GP11 ».
En plus de la fabrication d’un fusil contemporain, la Suisse entreprenait la modification de son ancienne génération d’armes afin de permettre le tir de la nouvelle munition réglementaire. C’est ainsi qu’environ 136 000 armes d’ordonnance déjà en service ont été modifiées, donnant naissance au mousqueton modèle 1896/11.
Le fusil utilisé pour cette chasse, fabriqué en 1905, appartient à ce lot d’armes converties. Une fois rendu à la vie civile, il a été modifié afin de le rendre plus adapté à une utilisation cynégétique : le canon a été scié au ras du guidon, le bois antérieur a été ôté et la crosse a été taillée afin d’optimiser la prise en main.
L’ingéniosité de nos aïeux était décidément sans bornes et c’est avec les moyens du bord qu’ils exécutaient les travaux nécessaires, en témoignent sur le fût de cet exemplaire les quelques traces et irrégularités laissant deviner un travail entièrement réalisé de la main de l’homme.
Le canon a beau avoir été raccourci, cette arme n’en reste pas moins une véritable « canne à pêche » qui pèse son poids ! Une question surtout demeure : à 119 ans, ce fusil est-il encore précis ?
Réapprendre à viser
Il l’est ! Dès la première séance au stand, je parviens à obtenir un bon groupement des impacts. De plus, la détente est franche et le mécanisme fonctionne impeccablement. Un problème apparaît cependant rapidement : mes coups se trouvent tous trop haut. Pour atteindre le centre de la cible, je dois viser bonnement une trentaine de centimètres plus bas. Que se passe-t-il ?
La réponse viendra finalement en examinant la hausse : la graduation, peut-être en raison de la doctrine militaire de l’époque, ne commence qu’à la distance de 300 mètres. Je m’entraîne pour ma part sur les distances de 100 et 70 mètres, trop près en somme.
L’engouement laisse la place au doute. Tirer sans optique c’est une chose, mais là, ça se corse. En effet, il faudra faire feu en plaçant ces organes mécaniques une trentaine de centimètres sous le point de touché désiré. Tout cela sur un animal qui ne présentera pas le magnifique profil ou les points de repères commodes d’une cible de papier. Je tiens absolument à réaliser un tir propre, à placer une de ces balles sûres, chères à l’éthique de tout chasseur.
Je retrouve finalement la sérénité en multipliant les tirs sur la cible de chasse sans un seul mauvais coup. Ce fusil est fiable. Au fil des séances, je finis par prendre confiance. En appliquant consciencieusement la technique de visée à laquelle mon corps s’est habitué et en évitant un tir pressé ou irréfléchi, j’ai la conviction que la chose est envisageable.
Mon père et moi décidons de tenter notre chance durant le mois d’août déjà, afin de ne pas être surpris par le temps au cas où notre première tentative resterait infructueuse.
Voici le jour…
Qu’ils sont piquants, ces matins de chasse ! La nuit est déjà courte et notre esprit nous la réduit encore : tantôt par des rêves où l’on poursuit d’insaisissables gibiers, tantôt par l’impatience qui nous extirpe du sommeil avant que sonne notre réveil !
Peut-être cette fougue est-elle propre aux jeunes chasseurs ? Peut-être finirons-nous tous quelque peu refroidis par de trop nombreuses matinées d’ouverture passées sous la neige, là-haut au creux de l’arête, le corps transpercé par le vent glacial qui précède l’aube ?
Voici déjà la toile sombre de la nuit qui s’éclaircit. La masse immense des montagnes se découpe peu à peu sur les prémices d’un jour neuf, timide encore, mais qui déjà fait fuir une à une les étoiles.
Mon père et moi cheminons lentement sur le sentier. La marche dissipe vite la sensation de froid typique de ces aurores d’altitude. Il est trop tôt encore pour espérer discerner en jumelant autre chose que de fausses ombres mouvantes. Les chasseurs connaissent bien ces mirages de l’esprit, ce moment affolant où chaque roche semble s’animer ou prendre un instant la forme du gibier tant recherché.
Nous voici arrivés à proximité du lieu que tous dans cette vallée appellent la cabane des chasseurs. Il y a bien longtemps, des disciples locaux de saint Hubert y ont érigé un refuge utilisé aujourd’hui encore. Le genre d’endroit où l’on n’hésite pas à frapper à la porte, qui s’ouvrira d’ailleurs bien vite. Peu importe le temps qui passe, la camaraderie en ces lieux ne fait jamais défaut.
Jumeler patiemment
La luminosité suffit désormais pour nous permettre d’utiliser efficacement nos jumelles. Nous nous mettons à observer patiemment les pentes à la recherche de bouquetins. Près de l’arête, nous repérons un chamois solitaire, éclairé par les premiers rayons du soleil. Il ne nous aperçoit pas. Pas une trace cependant du gibier que nous traquons aujourd’hui. Il faudra aller plus loin, plus haut, continuer à avancer dans ce vallon pour rejoindre les versants les plus proches des sommets.
Nous finissons par atteindre le perron des chasseurs, imposant bloc situé à quelques pas du sentier. Nos aïeux n’oubliaient jamais en le contournant de lui donner un vigoureux coup d’épaule, et ainsi de le faire vaciller dans son équilibre précaire. Voici ensuite le lac étincelant, véritable saphir serti dans les pierriers.
Enfin, nous posons nos yeux sur les premiers bouquetins de la journée. Ce sont de grands mâles, qui ne tardent pas à nous offrir un somptueux spectacle de lutte au bord des grands abîmes. Leurs cornes s’entrechoquent avec fracas mais pas un ne recule. Inlassablement, chacun prépare l’assaut suivant.
Je suis accaparé par l’observation de ces duels et j’en oublierais presque que nous n’avons toujours pas aperçu la moindre étagne. Je peux heureusement compter sur l’expérience et la patience de mon père qui, après avoir repris le jumelage, ne tarde pas à tomber sur un groupe composé d’une dizaine de femelles et de quelques cabris. Les animaux sont encore loin et se trouvent bien plus haut que nous. De plus, la chaleur de la journée s’est installée et nous constatons que les bêtes avancent résolument en direction de l’arête et de ses coins d’ombre. L’approche promet d’être longue et exigeante.
Voir sans être vu
Nous décidons de gagner rapidement de l’altitude puis de progresser dans les pentes, à peu de distance du fil de l’arête, espérant croiser ainsi la trajectoire que nous estimons suivie par notre gibier.
Au fur et à mesure de notre avancée, nous rencontrons des crêtes successives. L’espace à découvert entre chacune d’entre elles nous force à prendre le risque d’être repérés. Il faut continuer tout de même, se rapprocher de cette harde que nous ne voyons plus et que nous ne pouvons situer. J’appréhende le moment fatidique où j’entendrai le sifflement caractéristique du bouquetin lorsqu’il est alerté, où je lèverai les yeux pour n’apercevoir que des silhouettes fugaces d’animaux en fuite.
Nous finissons par atteindre un passage où la montagne semble déchirée. C’est un véritable dédale de roches, jetées les unes contre les autres dans le chaos le plus total. Plusieurs fois, mon père grimpe le premier puis récupère ma carabine afin que j’aie les mains libres pour varapper à mon tour. À la sortie de ce passage, nous faisons soudain face à deux bouquetins mâles se tenant à quelques mètres de nous. Durant de longs instants l’homme et l’animal restent figés, immobiles, surpris par cette inhabituelle proximité. Les deux jeunes caprins finissent par détaler, heureusement dans une direction ne risquant pas d’interférer avec notre chasse.
Identifier avant de tirer
Il est dix heures et nous avons presque atteint le sommet du petit massif, à 2900 mètres d’altitude. La harde poursuivie reste invisible. Alors que mon père chemine devant moi, je le vois soudain se dissimuler précipitamment derrière un rocher. Le coup d’œil qu’il me jette suffit à me faire comprendre que nous avons enfin découvert la retraite du groupe que nous recherchions. Je m’approche et risque un regard par-dessus le roc : à une quarantaine de mètres de nous se trouvent pêle-mêle une dizaine d’étagnes, quelques cabris et même un jeune mâle. Certaines bêtes sont debout, la plupart sont couchées. Elles semblent ne pas nous avoir aperçus.
Commence alors l’observation attentive des différents individus composant le troupeau. Ici, un cabri près de sa mère. Là, un autre que nous ne pouvons pas encore relier à une bête. Seules l’expérience et la patience sont les garants d’une identification réussie. Au gré des déplacements des plus jeunes membres de la harde, nous finissons par repérer une femelle sans progéniture. Mon père et moi sommes d’accord, cet animal paraît prélevable. Nos conciliabules à voix basse ont cependant fini par nous trahir. La plupart des bêtes ont désormais leurs yeux braqués sur nous. Elles devinent quelque chose d’inhabituel mais sont encore indécises sur le comportement à adopter.
Le grand fracas
J’appuie avec une infinie lenteur mon arme sur mon sac à dos. Ma main se serre autour du bois de la crosse et mon regard cherche à retrouver la visée à laquelle je suis accoutumé. Soudain, alors que mon doigt atteint le cran d’arrêt, l’étagne bouge. La voici mal placée, devant une autre bête. Patience, donc. Elle fait un pas, puis un autre et finit par s’éloigner de sa congénère pour se placer de profil.
Mon souffle se coupe, l’instant s’allonge. Le monde autour finit par s’effacer tout à fait de mon esprit. Seule subsiste la pression lente de mon index sur la détente. Tout à coup, c’est le grand fracas, l’écho fulgurant de la détonation répercutée par les monts, qui résonne de roche en roche et finit par se perdre dans le ciel impassible.
Je sais que mon coup a porté. J’ai vu l’étagne contracter brièvement ses muscles, j’ai observé malgré le recul de mon arme le bond qu’elle a effectué. Un saut en avant et je m’attends à la voir s’affaisser. Il n’en est rien, la bête parcourt les quelques mètres qui la sépare du versant caché à ma vue. Toute la harde s’est agitée, un à un les animaux disparaissent.
Mon père, qui avait ma proie dans ses jumelles, me rassure alors. Il a vu l’impact. Nous patientons un peu, mais le souci nous pousse bientôt à nous déplacer sur les lieux du tir. Nous ne tardons pas à découvrir les traces d’une importante hémorragie. Tout près de là, nous tombons sur le gibier. L’étagne a été touchée en plein cœur.
Voilà donc nos efforts du jour couronnés de succès ! Nous nous congratulons, heureux de la belle action de chasse effectuée et du tir des plus réussis. La bête prélevée est âgée de 9 ans. Le temps est venu de lui rendre les honneurs qui lui sont dus, de placer la « bouchée » et de remercier à la façon des chasseurs la splendide nature dans laquelle nous vivons. Savourer l’instant, fêter la réunion de l’homme avec son environnement dont le monde actuel tend à le séparer.
Une histoire de partage
La tâche n’est cependant pas terminée. Nous avons poursuivi le gibier jusqu’aux cimes et il faudra l’en ramener. La descente est ardue. Je découvre l’inefficacité des souliers d’antan dans la fétuque, cette herbe à l’origine de bien des chutes tragiques. Plusieurs fois le courage me manque et ce sont les encouragements de mon père qui me remettent d’aplomb. Tout à tour, nous transportons notre gibier sur le chemin du retour. Les pierriers à traverser nous forcent à progresser lentement, l’animal chargé sur nos épaules. Son poids s’ajoute à celui de la longue marche du jour. Fatigués mais heureux, nous finissons par retrouver le monde des hommes et la chaleur du foyer. La montagne nous laisse une fois encore avec des souvenirs impérissables plein la tête.
La chasse est bien plus qu’une passion. Il s’agit d’une culture humaine à part entière, d’un patrimoine inestimable et transmis de génération en génération. Cette culture est faite de règles, de savoir-faire, de traditions que chaque nouveau chasseur s’efforce de perpétuer en reproduisant les gestes de ses prédécesseurs. Ce legs est un trait d’union entre les êtres humains et leur environnement, un cadeau que j’espère à mon tour transmettre un jour à mon fils qui fait ses premiers pas. L’amour de la chasse n’est pas inscrit dans les gênes, ne se soucie pas des genres, mais naît du partage et de l’envie de ne faire qu’un avec la nature. Par cet héritage, il incombe aussi à chacun d’entre nous la responsabilité de toujours conserver l’esprit éthique qui est le cœur même de la chasse. Par-delà les chasses d’hier ou d’aujourd’hui, nous contribuerons ainsi à faire vivre les chasses de demain.
Je crois que l’étagne ne doit pas avoir la même notion de « fêter la réunion de l’homme avec son environnement » !