ÉTUDIER ET FILMER LES CHASSEURS

ÉTUDIER ET FILMER LES CHASSEURS

Kylian Henchoz-Manitha a réalisé un travail de master sur la relation entre les chasseurs et leurs chiens (courants) en Charente. Il prépare aujourd’hui une thèse en sciences sociales sur la chasse en montagne en Valais avec l’Institut de géographie et durabilité (IGD) de l’Université de Lausanne et le Centre interdisciplinaire de recherche sur la montagne (CIRM). Présentation de ses recherches. 

Texte :  Kylian Henchoz-Manitha

 

« Un soleil rouge se lève dans cet étang de montagne. Un vieux bouquetin se découpe sur la crête. Nous avançons prudemment, l’œil aguerri du chasseur me désigne les traces d’un lagopède dans un névé. Plus tard, nous mangeons un casse-croûte en observant résignés un troupeau de huit chamois plus intelligents et rapides que nous, railleurs, gravissant les pentes raides. Les nuages se laissent glisser le long des vallées bernoises. Au loin, de l’autre côté, le contour d’un personnage familier traînant une masse sombre. En le rejoignant, nous découvrons un beau bouc assis sous un rocher, langue pendante, comme s’il se reposait. Nous écoutons le récit du tireur autour du café. Couchés dans l’herbe, jumelles à la main, caressés par la chaleur du soleil, l’observation fascinante de ces troupeaux de chamois et de bouquetins. La fière descente, chargé du poids de cette belle journée sur les épaules. Les étoiles plein les yeux de ma femme à l’écoute de cette épopée. Les chamois que je continue de voir brouter et surveiller les alentours toute la soirée, dès que je ferme les yeux.»

Extrait de journal de terrain lors d’une chasse au chamois avec Thierry Jean et Michaël Hochuli.

Je travaille sur le site de Sion de l’Université de Lausanne pour l’IGD (Institut de géographie et durabilité) et pour le CIRM (Centre interdisciplinaire de recherche sur la montagne). L’IGD développe des recherches et intervient dans le débat public autour d’enjeux contemporains majeurs de la durabilité. Le CIRM cherche à mettre en synergie les compétences scientifiques de plusieurs facultés (sciences humaines, sciences de la terre, droit, etc.) dans des projets novateurs en relation avec les collectivités locales des Alpes vaudoises, valaisannes et dans le massif du Jura. Dans le cadre de mon doctorat, je me penche particulièrement sur les chasseurs valaisans. L’objectif de ce travail de recherche avec les chasseurs n’est pas de poser un regard moralisateur pour savoir quelle est la bonne manière de chasser, encore moins de se demander si chasser est bien ou mal, il s’agit plutôt de comprendre ce que permet la chasse à ceux qui la pratiquent. Pour reprendre les termes du sociologue Bruno Latour, qu’est-ce que les différentes chasses nous « font faire » ? Qu’ouvrent-elles comme possibilités d’actions, comme imaginaires, comme compréhensions des animaux, comme possibilités de nous lier ou de nous délier avec eux ? Ce travail s’effectue en collaboration avec les experts du terrain, c’est-à-dire les chasseurs, qui ne sont pas uniquement là pour répondre mais aussi pour aider le chercheur à formuler des questions pertinentes.

Relation homme-animal

L’anthropologue français Charles Stepanoff, dans son ouvrage L’animal et la mort publié en 2021, explique que dans notre monde occidental moderne la majorité des animaux sont soit protégés : les « animaux-enfants », soit exploités : les « animaux-matière ». Les premiers sont nos animaux domestiques, principalement nos chats et nos chiens. Ils sont souvent castrés, nous maîtrisons leur reproduction, leur alimentation et leurs relations. Nous les aimons comme s’ils faisaient partie de la famille et ils sont nourris par la deuxième catégorie : les « animaux-matière ». Ceux-ci sont les animaux de rente éloignés des humains, désocialisés dans des bâtiments industriels pour produire de la viande. Certaines pratiques contredisent cette répartition, comme les petites exploitations agricoles qui ne suivent pas une logique industrielle, mais globalement la voie engagée est celle de l’industrialisation qui permet de baisser les coûts de production et de proposer de la viande à des prix toujours plus concurrentiels.

Expérience alternative de la nature

Les chasseurs bousculent cette vision du monde puisqu’ils ne posent pas un regard protecteur et paternaliste sur les animaux, mais ils ne cherchent pas non plus à exploiter de manière optimisée le vivant. Les animaux qui les fascinent vivent, mangent, se reproduisent et se déplacent de manière autonome, sans un contrôle permanent de l’homme. Les chasseurs aiment ces animaux, en tuent une partie et les consomment. Ils sont fascinés par leurs caractéristiques spécifiques et individuelles et par leur intelligence. Ils respectent des animaux capables de leur résister, voire de les dominer. Les chasseurs proposent une autre manière de vivre avec le reste du vivant et c’est ce qui m’intéresse dans mes recherches. Cette passion des gens qui quittent les villes ou les villages pour vivre une expérience dans laquelle la nature n’est pas uniquement une ressource à cultiver et maîtriser, et pas seulement l’objet idyllique et pur de nos contemplations, mais également un lieu sauvage que l’on peut habiter dans lequel les loups mangent le chevreuil, les sangliers retournent le pré de l’agriculteur, et les chasseurs tuent le cerf si beau et majestueux.

Filmer pour partager

Les méthodes de recherche utilisées sont bien sûr les entretiens avec les acteurs de la chasse, mais aussi et surtout l’observation participante, un concept en anthropologie qui désigne la participation à différents degrés du chercheur aux activités qu’il souhaite comprendre. Il ne s’agit pas seulement d’écouter ce que les chasseurs ont à dire, mais aussi de prendre le temps de se plonger dans leur univers : les moments d’attente, d’ennui, de froid, de fatigue, les échanges conviviaux, les repas, les espoirs, les déceptions, les surprises et bien sûr les pics d’émotion liés à la rencontre avec l’animal.

Lors de mes observations sur le terrain, je prends presque systématiquement une caméra avec moi. La caméra a plusieurs avantages. Le premier est de donner un rôle actif au chercheur dans l’observation. Comme les chasseurs, le chercheur chasse lui-même des images. On a d’ailleurs vu plus d’une fois des chasseurs poser le fusil pour un appareil photo ou une caméra, c’est probablement que ces outils ont quelque chose en commun. Lorsqu’on cadre avec la caméra, on vise et lorsqu’on appuie sur le bouton pour filmer, les anglophones utilisent le terme shoot, c’est-à-dire tirer. Le sujet visé est alors immortalisé sous forme d’images qui peuvent être montrées comme des trophées.

La caméra présente un deuxième avantage vis-à-vis des chasseurs, c’est qu’elle crée une relation et une responsabilité particulière entre le chercheur et eux. Les intentions et les enjeux sont clairs, le chercheur ne vient pas juste pour comprendre personnellement ce qu’est la chasse, il vient dans l’intention de partager sa vision et sa compréhension du terrain avec d’autres qui ne sont pas présents, mais qui verront les images. La caméra rend le public plus appréhendable qu’un carnet de note. Une question vient alors souvent de la part des chasseurs : « Quel genre de film ? Quel message ? Quelles sont tes intentions ? » Le chercheur est alors amené à expliquer sa démarche de manière transparente aux chasseurs pour permettre la construction d’une relation de confiance saine.

Enfin, le dernier aspect, et non des moindres, filmer permet de partager ses observations de terrain plus facilement. Rien que les termes de « texte académique » ou « écrit scientifique » rebutent certains, alors qu’un film semble plus accessible et plus convivial puisqu’il se laisse regarder à plusieurs. Chacun est également plus habitué à réagir et à critiquer une vidéo qu’un texte scientifique. Le film offre donc la possibilité d’un échange horizontal entre le chercheur et le public. Il permet d’obtenir aussi plus facilement des retours constructifs de la part des chasseurs eux-mêmes. Prenons deux exemples pour illustrer l’intérêt de la caméra pour faire mieux comprendre la chasse.

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