ENTRE BROUILLARD ET CLAIR DE LUNE

ENTRE BROUILLARD ET CLAIR DE LUNE
Gagner un poste en montagne, avant le lever du jour, et malgré la difficulté que peut représenter l’exercice, relève toujours d’un moment magique. Récit d’une chasse au chamois dans les Préalpes vaudoises.

Texte et photos d’Alain Rossier

 

Pour cette année, à l’ouverture, j’ai rejoint mon poste habituel, sachant qu’à un moment ou l’autre de la matinée j’aurai peut-être la chance d’observer des chamois. Mais, l’objet de cette quête ne répond que rarement à nos espoirs. Avant cette hypothétique rencontre, on vit toujours des instants de grand calme, de rêverie d’exploits exceptionnels, alors que le lever du jour prend tout son temps. En bas dans la vallée, des lumières scintillent, telle l’illumination d’une salle de spectacles. En même temps, l’activité humaine journalière reprend ses droits. Les bruits familiers d’un village ou d’une ville qui se réveillent viennent « polluer » le calme des hauts pâturages. Petit à petit, les arbres et les roches des hauteurs se dessinent dans le ciel. C’est aussi le moment où parfois les cris des bartavelles qui se déplacent retentissent et donnent le ton à la musique matinale alpine. Elle peut encore s’amplifier par le « petit chant » automnal du tétras-lyre, qui part récolter les myrtilles et autres framboises sauvages. Ces instants magiques et émotionnels apportent un profil sonore qui embellit le privilège de vivre un moment au sein de la faune d’altitude. Viennent ensuite les heures de patience, d’observation, qui peuvent engendrer une grande fébrilité. Chaque mouvement incongru au paysage semblant figé éveille l’attention de celui qui a l’obsession de découvrir une cible convoitée. L’attente de la découverte espérée peut s’éterniser et devient lancinante lorsque des détonations éloignées attestent de prélèvements possibles par des chasseurs plus chanceux. En fait, c’est le propre d’une chasse d’affût dont l’issue est toujours incertaine. 

Un pierrier s’anime…

A quelque distance, entre les rochers parsemés dans le pâturage, des silhouettes se meuvent lentement, les chamois sont au gagnage ! Il s’agit dès lors d’identifier la nature des animaux, d’estimer la distance qui nous sépare, elle doit être légale et propre à un tir correct. Pour cette distance, un télémètre ne saurait mentir. En revanche, l’identification d’un animal pouvant être prélevé est plus délicate. Elle dépend surtout d’une acuité visuelle aiguisée du chasseur et de la bonne facture d’une paire de jumelles indispensables pour cet exercice. Il en ira de même quant à la qualité de la lunette de tir qui sera pointée sur la cible. Un tir aléatoire ne saurait être conforme à l’éthique cynégétique pour un prélèvement en milieu alpin, connaissant toutes les complications impliquées par la recherche d’un animal blessé. A cet instant, cinq ou six chamois apparaissent au bas des roches et se rendent très tranquillement sur les places herbeuses. De toute évidence, ce sont des chèvres et leurs jeunes qui les accompagnent, et l’une ou l’autre de ces bêtes pourrait éventuellement faire l’objet d’un tir légal. Mais il faut encore qu’une chèvre soit non suitée, ou qu’un jeune soit de l’année, cabri, ou de l’an dernier, éterle. C’est pour moi une obligation qui apparaît dans mon plan de tir. Commence alors l’observation minutieuse qui pourrait m’autoriser un prélèvement. La distance étant trop longue, il faut que je me rapproche, en prenant garde de ne pas me faire voir. Mais plus bas, des promeneurs alertent les animaux qui regagnent aussitôt les roches. Il est midi, plus rien ne bouge, je prends une pause et me restaure. Ce n’est qu’en fin d’après-midi que cette petite harde réapparaît timidement. Sur ma droite, quatre autres chamois s’engagent dans un couloir et se mettent à paître, tout en me donnant l’impression de venir dans ma direction. C’est alors à nouveau le moment de déterminer s’ils entrent dans le cadre de mon tir. Visiblement, il n’y a pas de cabris, mais deux éterles et deux femelles. Je me prépare donc sérieusement à tenter ma chance. Mais voilà, c’était sans compter sur un rabat-joie surprise qui stagnait jusque-là au fond de la vallée : le brouillard ! Poussé par un ascendant, il s’invite à ma scène en léchant les roches et tout ce qui se trouve autour. Il s’épaissit encore un peu avant de disparaître sur un seul souffle, mais les chamois aussi ! C’est donc une « retraite manquée » dirait le veneur.

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Montée avec éclairage naturel intégré!

Quelques jours plus tard, je repars tenter ma chance sur autre secteur où le terrain devrait être un peu moins pentu, quoique… Les courbatures de l’expédition précédente ne se font plus sentir, le moral est bon et je « veux » mon chamois de ce millésime. Certes, je vais être seul, car mes deux amis de chasse ont rempli leur contrat la semaine d’avant. Je devrai donc redoubler de précautions, afin de ne pas me trouver dans une situation inconfortable, voir dangereuse à mon âge. Il est 5 h 30 du matin, je parque ma voiture à l’abri des vaches qui profitent encore de l’estive et débute mon ascension, à petits pas, comme je suis obligé de le faire, en regardant bien où je pose les pieds, mais réellement sans difficulté. La lune est là, grande « ouverte » et bien claire pour guider ma progression à travers ce biotope alpin. Tous les dix ou vingt mètres, je ne peux m’empêcher de m’arrêter afin de la regarder, bonne excuse pour ne pas dire que c’est aussi pour souffler ! L’astre bien rond brille magnifiquement et donne une vision de rêve à cette montée en recherche du Graal. En même temps qu’elle éclaire l’environnement, elle accentue les reliefs des roches et des conifères qui se dressent dans le ciel. C’est une accompagnatrice bienfaisante en cette circonstance particulière. Encore ce jour-là, le brouillard enveloppe le fond de la vallée et perturbe certainement les hommes et les femmes qui partent au travail. Mais ici, c’est le calme complet et j’ai l’impression d’être seul au monde dans ce cirque alpin. Dans cette luminosité ouatée, il est difficile d’estimer les distances, mais aussi l’accentuation de la pente. Je ne me lasse pas de regarder partout autour de moi et d’admirer ce ciel qui change d’intensité. La lune, elle, continue sa course et diminue gentiment de diamètre, signe qu’elle s’éloigne un peu de l’endroit où je me trouve. La nappe de brouillard plombe la vallée, mais les lueurs solaires apparaissent à leur tour au-dessus des cimes. Il fera bientôt jour. 

Ne pas oublier la chasse!

Un premier affût sous des vernes et une alignée de sapins ne révèle aucune présence de gibier. Je reprends alors ma montée et me rends au bas d’un pierrier. Entre mon nouveau poste et une série de pare-avalanches, il me semble distinguer une forme qui bouge dans les hautes herbes. En effet, c’est un chamois qui se nourrit en ce début de journée. Le fait qu’il soit seul ne me dit rien qui vaille et rapidement mon doute se confirme. L’animal redresse la tête et semble inquiet en regardant dans ma direction, bingo, c’est un bouc que je ne peux pas prélever. Mais en fait, l’objet de l’inquiétude de l’animal n’est autre que le paysan du chalet d’en bas. Il vient enlever des fils de clôture qu’il ne peut pas laisser tendus l’hiver. Des chamois qui paissaient au pied des grandes roches montent se mettre à l’abri d’un danger possible. Mon deuxième affût s’arrêtera là, car le personnage n’est pas près de terminer sa besogne. Je change donc de « crèmerie » et me dirige vers un deuxième pierrier. C’est l’heure de la pause de midi, le soleil est au zénith et la chaleur augmente. Alors sans prévenir, une grande ombre venue du ciel se transforme en un oiseau de grande envergure ! Un gypaète barbu passe en planant à quarante mètres au-dessus de moi. Ma présence ne semble pas du tout le déranger, car il semble déterminé à suivre la voie des airs qu’il s’est fixée. Encore sous le coup de l’émotion, j’en profite pour casser une petite croûte, tout en faisant un peu attention, car on ne sait jamais, une surprise est vite arrivée ! C’est seulement une heure plus tard qu’un chamois broute tranquillement à l’ombre d’une rangée de rochers. Pas de doute, c’est un gros bouc qui vient me narguer, mais en même temps me sortir de la torpeur ! Plus tard, au loin devant une grande paroi rocheuse, le gypaète revient me ravir dans son vol lent et assuré, puis disparaît derrière les sommets. Encore une petite crapahute et un affût, le panorama est vide de mammifères cornus. Il est temps pour moi de songer à redescendre, car mes pas lents vont me retenir dans mon élan. La nappe de brouillard s’est reformée dans la vallée et je suis certain qu’elle va me déranger pour faire encore un affût ! Ma prévision se révèle exacte, cette purée de pois ne me laisse aucune chance d’apercevoir le gibier de ma convoitise. Arrivé à la voiture, je jette encore un coup d’œil sur le trajet que je viens d’effectuer. Et zut, le brouillard a disparu. C’est sans réel regret que je quitte ce magnifique environnement en donnant rendez-vous l’année prochaine au gypaète imposant, aux chamois méfiants et à cette montagne envoûtante.

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