L’HIVER, QUAND L’HOMME DONNE UN COUP DE POUCE AUX SALMONIDÉS

L’HIVER, QUAND L’HOMME DONNE UN COUP DE POUCE AUX SALMONIDÉS
Pour les truites et les féras, l’arrivée du froid est synonyme de reproduction. Délicate et fascinante, la fraie de ces poissons obéit à une horlogerie subtile que des passionnés reproduisent afin de maintenir les populations.
Texte et photos de Samir Zaïbi

Dès les premières crues de novembre, c’est une véritable épopée dans laquelle se lancent les truites lacustres. Contre vents et barrages, Salmo trutta lacustris, qui est en réalité une truite de rivière ayant fait le choix, à l’âge d’environ un an, de dévaler vers le lac pour se gaver de petits poissons et grandir considérablement, remonte les affluents du Léman et du lac de Neuchâtel pour frayer.

A cause des nombreux obstacles artificiels à sa migration et de la dégradation de la qualité des eaux, la truite lacustre peine à trouver les secteurs calmes, oxygénés et riches en graviers propices à sa reproduction. C’est pourquoi elle figure sur la liste rouge des espèces fortement menacées en Suisse. Pour pallier ces aménagements souvent réalisés à une époque qui portait peu de considération aux êtres à nageoires, un coup de pouce est donné aux «lacustres»: lors de leur montaison hivernale, quelques spécimens sont pêchés, leurs œufs et semence prélevés et fécondés, et leur progéniture chouchoutée en bassin, loin de toute prédation, avant d’être déversée dans le secteur aval des rivières, souvent dégradé, du même bassin versant.

Ces opérations de repeuplement, entreprises dès les premières altérations humaines des rivières, il y a cent cinquante ans, tendent à être abandonnées au profit de la renaturation (lire encadré). Elles ont encore lieu, en Suisse romande, sur l’Aubonne (pour le bassin versant du Rhône), où une chambre de capture est aménagée, ainsi que sur l’Orbe, l’Arnon et l’Areuse (pour le bassin versant du Rhin), où des pêches électriques sont effectuées. Pour des raisons inconnues, les truites lémaniques remontent quelques semaines plus tard que leurs congénères du lac de Neuchâtel. C’est un des nombreux mystères du fabuleux mécanisme de reproduction de ces poissons de légende.

1. Le repérage

«Là, il y en a une. Ah! là aussi… et là encore!» Chaque fois que Philippe Amiet pointe du doigt un remous de l’Orbe, il est vain de chercher des yeux la truite qu’il désigne. Lui seul les voit. Vous, vous ne verrez que les reflets ondulants du ciel gris de fin novembre. C’est que le moustachu garde-pêche permanent de la région Orbe – La Vallée connaît «ses» eaux mieux que quiconque: vingt-huit ans qu’il guette l’arrivée des truites lacustres en provenance du lac de Neuchâtel.

Depuis les crues de ce début novembre, qui appellent les truites à leur destin, Philippe Amiet observe de plus en plus de reproducteurs et, mieux, de frayères. Il désigne ces taches blanches, qui constellent le lit de la rivière: là, les femelles ont évacué le substrat, à l’aide de leur large nageoire caudale, afin de créer un fond propre constitué de graviers ni trop fins, ni trop grossiers, où elles déposeront leurs œufs, que plusieurs mâles féconderont de leur semence… une mécanique de précision digne de l’horlogerie suisse: «De près, on peut voir que ces frayères forment un léger monticule, de manière à créer un petit contre-courant qui va oxygéner les œufs dans la petite dépression en aval», renseigne le garde-pêche, véritable encyclopédie aquatique.

Enfin tout ça, c’est en théorie, parce que dans les faits, de multiples contraintes hypothèquent la réussite de la fraie naturelle, en premier lieu le barrage du Moulinet, au centre de l’ancienne cité industrielle. Après avoir remonté «l’autoroute» (ainsi que baptisent les pêcheurs du coin le long tronçon canalisé depuis Yverdon), les migrateurs trouvent là leur terminus. Un ascenseur à poissons a certes été installé pour leur permettre de poursuivre leur remontée, mais il ne fonctionne pas vraiment et des mesures d’optimisation sont à l’étude. Les truites, ne pouvant pas remonter plus amont, doivent donc se serrer les coudes sur les quelques secteurs propices au pied du barrage. Tout le monde n’a pas sa place.

Puis, pour autant qu’elles aient été épargnées par la saprolégniose, ce champignon blanc parfois fatal qui attaque leur robe quand la qualité de l’eau est mauvaise ou sa température trop haute, les truites doivent encore croiser les nageoires: vu le manque d’espace de la rivière, qui est canalisée, il suffit d’une grosse crue pour évacuer la totalité de leur frai! Pour toutes ces raisons, le repeuplement constitue une mesure pour l’instant nécessaire au maintien des populations de lacustres. Le lendemain de ce repérage aura lieu la première pêche électrique dans l’Orbe depuis quatre ans. Toutes les conditions sont réunies: les truites sont présentes, l’eau relativement transparente et le récent coup de froid favorise la maturation des poissons. Pour simplifier l’opération, l’exploitant du barrage du Moulinet abaissera le débit résiduel.

2. La pêche électrique

Ce samedi de bon matin, des gardes-pêche permanents, des gardes-pêche auxiliaires, ainsi qu’une poignée de bénévoles participent à cette pêche électrique exceptionnelle. L’excitation est palpable: ces poissons mythiques, que tout pêcheur amateur rêve de sentir au bout de sa ligne, sortiront comme par magie de leur cachette. Car la pêche électrique consiste en un principe déroutant: créer un courant électromagnétique dans la rivière qui «ensorcelle» les poissons et les attire vers le pôle positif. Ainsi pris, ils ne sont pas blessés et reprennent rapidement leurs esprits. «Mais ce n’est pas une pêche facile, prévient Philippe Amiet, responsable de l’opération. Le courant peut générer deux réactions: la fuite ou l’attirance». Tout l’art consiste à bien doser le courant et viser habilement. Dans les faits, une plaque métallique est posée dans la rivière, en aval. Elle fera office de cathode, c’est-à-dire le pôle négatif. Quant au pôle positif (l’anode), il s’agit d’un anneau fixé au bout d’une longue perche alimentée par une génératrice.

 

Après quelques couacs techniques, la pêche électrique débute. La scène est digne du lancer du javelot lors des Jeux olympiques: devant les yeux de ses confrères massés sur les berges, qui s’apparentent à des tribunes, le lanceur effectue un ample jeté de la perche vers la rive opposée, afin de ratisser toute la largeur de la rivière. Après une trentaine de minutes, un premier spécimen est capturé, ce sera le plus gros de la journée: 11,82 kilos pour un mètre! Le public acclame. Comme la plupart de ses confrères, et à l’inverse de ses consœurs, ce mâle impressionnant est couvert de taches blanches, cette satanée saprolégniose. Si les mâles sont plus atteints que les femelles, c’est parce qu’ils montent tôt, dès fin juillet pour certains, ce qui les expose davantage aux pollutions, alors que les femelles sont arrivées tout récemment. Parce qu’au niveau génétique également, c’est de la mécanique de pointe: les femelles ne remontent que dans une rivière, généralement celle où elles sont nées, tandis que les mâles explorent souvent plusieurs cours d’eau, jusqu’à trouver l’endroit parfait, qu’ils s’approprient et défendent des autres mâles, lesquels trouvent toujours un moyen de lâcher quelques gouttes de semence une fois les œufs de la femelle pondus. Toute cette horlogerie assure le brassage génétique nécessaire.

Les pêcheurs forment une ligne perpendiculaire au cours d’eau et le remontent petit à petit. Quelques truites victimes de la saprolégniose jonchent le lit, ventre blanc vers la surface. Comme elles, beaucoup des géniteurs succomberont à leur périple, si possible après avoir rempli leur devoir nuptial. A mesure que la ligne de filoches se rapproche du barrage du Moulinet, les prises augmentent, sortant précisément des caches indiquées par Philippe Amiet la veille. Bilan du jour: dix-huit femelles pour dix-sept mâles. Tous finissent dans les bassins de la section locale de pêcheurs amateurs, où ils resteront quelques jours.

3. La fraie

Cinq jours plus tard a lieu la fraie artificielle. Honneur aux femelles: elles sont les premières sorties de l’eau, leur ventre est délicatement pressé pour en faire sortir les œufs, qui atterrissent dans une passoire. Certaines sont «plates», elles ont déjà frayé dans la rivière et n’ont donc plus d’œufs. Elles retourneront au lac peu après. D’autres sont immatures et prolongeront leur séjour en bassin. Et certaines sont «à point», comme cette belle et féconde femelle de cinq kilos qui expulse des milliers d’œufs: «Juste ce moment, c’est la récompense de tout le travail entrepris!», s’extasie, poisson encore entre les mains et étoiles dans les yeux, Yann Grandjean, pêcheur passionné et «sage-homme» du jour.

Puis c’est le tour des mâles, dont la plupart ont déjà frayé et n’ont quasiment plus de laitance. Mais ce n’est pas grave: quelques gouttes suffisent à féconder des milliers d’œufs. La semence de chaque mâle est distribuée dans plusieurs bacs, afin d’imiter le brassage génétique naturel. Mais il est difficile de réprimer des élans eugénistes quand un magnifique mâle fuselé, en pleine forme, vêtu d’une robe dorée à couper le souffle, offre une laitance abondante.

Puis a lieu la fécondation, sommet de l’ingénierie. Les œufs et la semence sont mélangés, puis de l’eau est ajoutée. C’est là que débute le compte à rebours: les spermatozoïdes, qui nagent dans l’eau, ont 20 à 40 secondes pour pénétrer l’opercule de l’œuf, après quoi il se ferme définitivement. On rince ensuite le frai, comme l’aurait fait la rivière, et l’on laisse les œufs tranquilles pendant une heure, période durant laquelle ils se collent ensemble puis se désolidarisent.

4. L’écloserie

Les œufs sont ensuite transportés vers l’écloserie artisanale attenante, qui consiste en une petite cabane, dans laquelle l’eau pompée dans l’Orbe s’écoule lentement à travers une série de bacs. Pendant les trente-six premières heures, le frai fera l’objet d’une surveillance accrue par Yann Grandjean, pour qui l’écloserie est «un peu [sa] seconde maison pendant l’hiver». Il ôtera les 20 à 25% d’œufs non fécondés qui deviendront blancs. Puis il veillera quotidiennement à leur bien-être, enlèvera les sédiments qui se déposeront au fond des bacs, notera la température de l’eau. Après environ 200 degrés-jours (l’addition des températures quotidiennes de l’eau), deux points noirs apparaîtront sur les œufs: ils seront «œillés». Comptez encore environ 200 degrés-jours supplémentaires et ils écloront, ce qui correspond en général à février-mars. Les cinq kilos d’œufs donneront alors cinquante mille alevins, qui seront distribués à neuf sociétés de pêche et repeupleront dix-sept affluents du lac de Neuchâtel, en attendant le jour où l’Homme n’aura plus besoin de donner un coup de pouce à la nature.

 

Laisser une réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Catégories